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Les intérêts spécifiques font partis du fonctionnement des personnes autistes et leur définition peut parfois prêter à confusion pour les personnes qui ne sont pas informées de leur nature. Après tout, n’avons-nous pas tous nos “petites passions” ? Et qu’est-ce qui différencie au final une passion/un intérêt pour un sujet et les intérêts spécifiques des personnes autistes ?

Le développement d’intérêts spécifiques est un comportement si caractéristique de l’autisme qu’il fait partie des critères de diagnostic de la CIM-10 et du DSM-5. Les intérêts spécifiques sont une catégorie des comportements répétitifs et restreints.

Précision de vocabulaire : Le terme « anormal » employé ci-dessous doit être entendu dans sa définition première c’est à dire qui est contraire à la norme. Il ne s’agit en aucun cas de porter un jugement de valeur négatif sur la nature de nos centres d’intérêt, mais plutôt d’indiquer qu’ils peuvent différer des centres d’intérêt des personnes non autistes, qui représentent la norme

Les comportements répétitifs et restreints se définissent en quatre points :

  • Les intérêts spécifiques : c’est une préoccupation pour un ou plusieurs centres d’intérêts anormaux dans leur définition ou leur intensité (par exemple, attachement fort à des objets inhabituels ou préoccupation pour ceux-ci, intérêts excessivement circonscrits ou persévérants). Les centres d’intérêts anormaux dans leur définition font référence à des passions jugées peu communes ou peu utiles, comme par exemple connaitre et collectionner tous les types de piles qui existent  ou connaitre tous les horaires des bus d’une ville. Les centres d’intérêts anormaux dans leur intensité font plus référence au temps important consacré à cet intérêt, sans que celui-ci paraisse anormal dans sa définition, par exemple un enfant autiste qui se passionne pour les chats. Les chats sont des sujets d’intérêts classiques pour les enfants, par contre c’est le temps qui y sera consacré qui sera considéré comme hors de la norme. Quelques récentes études ont démontrées que les garçons et les hommes sont plus enclins à avoir des intérêts spécifiques anormaux dans leur définition alors que les filles et les femmes ont des intérêts spécifiques “moins anormaux” dans leur définition mais y consacrent un temps conséquent
  • Les rigidités : Insistance sur la similitude, adhésion inflexible aux routines ou schémas ritualisés de comportement verbal ou non verbal (Ex. Détresse extrême lors de petits changements, difficultés avec des transitions, les personnes doivent suivre le même itinéraire ou manger le même aliment tous les jours). Les personnes autistes ont une adhésion à des habitudes ou des rituels considérés comme non fonctionnels. Il s’agit ici de la difficulté pour les personnes autistes à changer leurs habitudes. Ce comportement est lié au fonctionnement alternatif des fonctions exécutives. C’est le cas par exemple d’une personne autiste qui doit prendre chaque jour le même chemin pour se rendre à l’école ou au travail, ou qui a besoin que l’emploi du temps de la journée annoncé soit respecté. Tony Attwood précise cependant qu’il est difficile de savoir si ces routines sont directement liées à l’autisme ou si elles sont une résurgence d’un comportement anxieux des personnes autistes.
  • Les stéréotypies : ce sont des mouvements moteurs stéréotypés ou répétitifs, utilisation d’objets ou du discours (par exemple, stéréotypies motrices simples, alignement de jouets ou objets retournés, écholalie, phrases idiosyncratiques). Ils sont souvent représentés par le finger or hand flapping, le fait de battre des doigts ou des mains. Mais ils concernent également des mouvements de balancement que peuvent faire les personnes autistes. Un modèle d’interprétation de ces comportements consiste à considérer qu’ils sont liés à un besoin de stimulation sensorielle liée à un système de perception différent, en particulier le sens proprioceptif.
  • La perception sensorielle : les personnes autistes ont un fonctionnement en hyper ou hyporéactivité vis-à-vis des entrées sensorielles ou un intérêt inhabituel pour des aspects sensoriels de l’environnement (par exemple, indifférence apparente vis-à-vis de la douleur / de la température, réaction défavorable à des sons ou à des textures spécifiques, fascination visuelle de la lumière ou du mouvement).
DSM 5 : les comportements répétitifs et restreints

Même si les intérêts restreints sont un critère déterminant dans le diagnostic de l’autisme, il est important de noter que certaines études (Bashe and Kirby 2001, Hippler and Klicpera 2004 et Tantam 1991) montrent que 5 à 15 % des personnes Asperger qui répondent à l’ensemble des autres critères de diagnostic de l’autisme n’ont pas d’intérêt spécifique. Il y a débat à ce sujet dans la communauté des chercheurs pour savoir si ces personnes devraient être écartées du diagnostic d’autisme car elles ne correspondent que partiellement aux critères ou si elles y sont incluses malgré tout. Actuellement ces personnes sont classées dans les TED NS (Non spécifiés) dans la CIM-10.

Le développement des intérêts spécifiques

Question de vocabulaire : les termes Intérêt Restreint (IR) et Intérêt Spécifique (IS) ont la même signification et décrivent une même réalité (voir définition ci dessus). Cependant la notion d’intérêt restreint est connotée plus négativement. C’est une appellation plus ancienne dans le temps, à une époque où l’engouement des personnes autistes pour leur sujet ou leur collection préféré pouvait être considéré uniquement comme limitatif et envahissant. L’intérêt spécifique met également l’accent sur les forces et les fonctions positives que cela apporte aux personnes autistes. Il ne faut pas les idéaliser en ne montrant que les côtés positifs des intérêts spécifiques mais il ne faut pas non plus les limiter à un symptôme restrictif pour la personne. Le positionnement juste, il me semble, vise à rendre compte des différentes dimensions qui composent ce sujet

Les intérêts spécifiques se développent assez tôt dans la vie de l’enfant et peuvent commencer à partir de 2 ou 3 ans, prenant souvent la forme d’une préoccupation pour une partie d’un objet. Par exemple au lieu de jouer avec la voiture, l’enfant fait tourner la roue ou ouvre et ferme une portière. L’étape d’après, consiste en une fixation sur quelque chose qui n’est pas un être humain, ni un jouet, comme par exemple collectionner les pierres ou les stylos jaunes. L’attachement qui se crée par rapport aux objets peut être assez intense et la perte d’un objet peut être très mal vécu par la personne autiste et la plonger dans une détresse considérable. Cet attachement aux objets est lié au fonctionnement alternatif du mécanisme de théorie de l’esprit . Pour les personnes autistes, les interactions sociales  peuvent être source d’anxiété, de confusion et d’instabilité, ce qui est beaucoup moins le cas avec les objets. Les centres d’intérêts des personnes autistes se développent généralement à partir de ce qui les intéresse vraiment, de leur propre pensée et non pas par rapport à des sujets qui seraient en vogue ou populaires. Ils sont souvent solitaires au début où ils se mettent en place et sont accomplis avec passion, mais peu souvent partagés avec la famille ou les amis.

Il existe différentes catégories d’intérêts spécifiques :

  • les collections : elles concernent aussi bien les enfants que les adultes autistes et outre le nombre parfois impressionnant d’objets accumulés, il y a une réelle volonté de les lister et de les classer. Le système de classement peut être logique, mais particulier au fonctionnement de la personne.
  • l’acquisition de savoirs et d’expertises : il s’agit en réalité du même principe évoqué ci dessus mais appliqué aux savoirs. La personne peut s’intéresser à un sujet et littéralement le vider de sa substance en apprenant et collectionnant tout le savoir disponible sur ce sujet. Une personne autiste passionnée par la civilisation de l’Égypte ancienne connaitra aussi bien l’ensemble des Dieux et leur représentation que l’architecture des pyramides ou les lignées de Pharaons.

Tony Attwood précise qu’il peut y avoir des différences entre les intérêts spécifiques développés par les filles et les femmes par rapport à leurs homologues autistes masculins. Cela peut expliquer en partie la difficulté à diagnostiquer les femmes, notamment celles avec un syndrome d’Asperger ou autistes sans déficience intellectuelle. Les filles ou les femmes ont souvent un centre d’intérêt qui n’est pas inapproprié à leur âge et dont le sujet est assez commun, par exemple une fille qui aime les poupées Barbies. C’est par contre soit l’utilisation des objets ou  le temps consacré au sujet d’intérêt qui vont le faire différer de la norme. Cette petite fille qui aime les poupées Barbies, peut en collectionner un nombre plus important que ses copines du même âge. De plus elle ne va pas s’en servir pour créer du lien et partager avec ses amies. Plutôt que d’inventer des histoires avec les poupées, les filles autistes les disposent, elles les places d’une certaine manière pour créer des scènes mais sans jouer avec.

Les filles et les femmes sont aussi plus attirées par les mondes alternatifs : heroic-fantasy, science-fiction, paranormal… Les intérêts spécifiques des femmes peuvent aussi plus facilement les amener à compenser la notion d’intuition sociale qui leur manque (dû à la théorie de l’esprit) en regardant par exemple beaucoup de séries télévisées ou lisant des livres de sociologie et de psychologie pour comprendre davantage le fonctionnement des individus.

Idée reçue numéro 1 : les intérêts spécifiques sont les mêmes tout au long de la vie. Ca n’est pas le cas ! Les personnes autistes fonctionnent souvent par période dédié à une thématique particulière. La durée des périodes varie selon les individus et il n’y a pas de règles définie en la matière

Les fonctions des intérêts spécifiques

Les intérêts spécifiques remplissent plusieurs fonctions pour la personne autiste :

Les fonctions des intérêts spécifiques
  • surmonter l’anxiété : le fait de maitriser un sujet totalement et d’avoir la capacité d’y acquérir un grand nombre de savoirs permet de réduire l’anxiété. Pour certaines personnes autistes, un moyen de réduire l’anxiété est de comprendre parfaitement le fonctionnement de ce qui est effrayant. Les personnes autistes peuvent développer des intérêts spécifiques dans des domaines qui les effrayent au début (cf l’exemple des femmes qui développent des habiletés sociales afin de pouvoir composer avec le monde qui les entoure). Les personnes typiques peuvent surmonter leurs peurs grâce à l’affection d’un proche ou au fait d’être rassurées par celui-ci, cela ne fonctionne pas tout à fait de la même manière pour les personnes autistes qui ont besoin d’une compréhension logique pour être rassurée.
  • une source de plaisir : la naissance d’un intérêt spécifique chez une personne autiste peut être lié à un souvenir heureux et chaque fois que la personne s’adonne à son intérêt elle retrouve cette joie.
  • une source de relaxation : certaines études ont apporté une corrélation entre le degré de stress et le temps accordé à l’intérêt spécifique. Le degré de prédictibilité lorsque la personne profite de son intérêt spécifique est élevé et apporte un sentiment de sécurité.
  • une tentative d’atteindre une forme de cohérence : Uta Frith a développé l’hypothèse selon laquelle les personnes autistes ont des difficultés à percevoir les choses avec une vue d’ensemble, cela est dû à un fonctionnement alternatif de la cohérence centrale. Le fait de connaitre un sujet dans son ensemble ou d’avoir des routines pré-établies serait une compensation de ce fonctionnement alternatif.
  • un sens de l’identité : les personnes autistes qui développent des compétences pointues dans un domaine peuvent essayer de se servir de cette expertise afin d’être admirée ou valorisée pour ces compétences. Les personnes autistes peuvent remarquer lorsqu’elles sont mal acceptées. A l’école par exemple, un enfant autiste saura très bien qu’il est mis de côté et que tout le monde le trouve bizarre.

Les capacités spéciales

C’est une thématique très médiatisée  et pour laquelle y a beaucoup d’informations contradictoires. Pour Laurent Mottron :

Il s’agit de performances dans des domaines restreints et fixes pour une personne donnée, supérieures à ce que l’on peut prédire à partir du reste des capacités cognitives de cette personne. Dans certains cas les performances sont mêmes supérieures à ce que l’on peut observer dans la population générale et peuvent atteindre des niveaux véritablement exceptionnels, spécialement en mémoire, en reproduction graphique et en calcul

Laurent Mottron

L’ancienne dénomination utilisée, idiot savant, a aujourd’hui été remplacée par le terme de syndrome du savant.

Même si les premières études ont montré que ces capacités spéciales intervenaient pour moitié chez des personnes déficientes intellectuelles et pour moitié chez les personnes autistes (O’Connor et Hermelin, 1988), cela était la résultante des critères de diagnostic de l’époque qui excluaient des personnes aujourd’hui inclues dans le spectre de l’autisme. Même si les capacités spéciales apparaissent dans d’autres syndromes neurodéveloppementaux tels que Prader Willi et William par exemple, cela reste anecdotique, alors que l’apparition de capacités spéciales est plus fréquente dans l’autisme.

Idée reçue numéro 2 : Si les capacités spéciales apparaissent davantage chez les personnes autistes elles sont loin de concerner l’ensemble de la population des personnes autistes. La présence de capacités spéciales chez toutes les personnes autistes est une fausse idée qui perdure, largement véhiculée par les médias pour son caractère exceptionnel et fascinant pour la population. Beaucoup de personnes n’ont pas de capacités spéciales, et même quand c’est le cas, elles luttent souvent au quotidien pour accomplir les petites tâches de la vie courante.

En France, il est aussi communément admis que les capacités spéciales sont incompatibles avec le langage. C’est également une idée reçue car les capacités spéciales apparaissent à tous les niveaux d’intelligence, même si elles ont effectivement d’abord été décrites chez les personnes ayant une déficience intellectuelle.

Les limites des intérêts spécifiques

Il y a aussi quelques limites qui proviennent des intérêts spécifiques : le temps qui leur est consacré peut être si important qu’il devient gênant pour l’entourage de la personne, qu’elle soit adulte ou enfant. L’intérêt spécifique peut “occuper tout l’espace intérieur” d’une personne, non seulement en matière de temps passé physiquement auprès de cet intérêt, mais aussi le temps passé à y penser. Par exemple, la personne peut passer beaucoup de temps directement à jouer aux jeux vidéos (en passant les niveaux les uns après les autres) ou créer un site internet (en rédigeant un contenu ou en codant), mais elle peut en plus de ce temps passer directement en tête en à tête avec son intérêt, réfléchir pendant de longs moments à la manière dont elle va enchainer le prochain niveau du jeu auquel elle joue ou penser au contenu de la prochaine page qu’elle va écrire. Certaines personnes autistes peuvent s’y consacrer si ardemment qu’elles peuvent oublier de manger, de dormir ou ne pas se rendre à leur travail ou à l’école. Les intérêts spécifiques peuvent devenir suffisamment chronophages pour interférer avec les tâches élémentaires de la vie quotidienne.

En plus du temps important que la personne consacre solitairement à son intérêt spécifique, il se peut qu’elle entraine ses proches avec elle en centrant par exemple les activités de la famille autour de la thématique qui l’intéresse. C’est le cas par exemple des sorties extérieures, qui ne sont consenties que si elles sont en lien avec l’intérêt spécifique et la famille ne visitera pas de musée où il n’y a pas de dinosaure si c’est l’intérêt spécifique de la personne. De la même manière, une personne autiste peut monopoliser la conversation sur sujet d’intérêt spécifique, même s’il est vrai que souvent l’intérêt reste plutôt solitaire, à certain moment la personne autiste peut vouloir en faire profiter son entourage. Mais encore une fois, c’est avec un sens de la mesure assez limité que ces conversations auront lieux, et elles s’orientent souvent vers un monologue de la personne autiste qui ne s’aperçoit pas que son interlocuteur peut être éventuellement ennuyé par l’historique des tickets de métro depuis la Seconde Guerre Mondiale.

Intérêts spécifiques : en faire un avantage

Pour les enfants et adolescents autistes, les intérêts spécifiques peuvent être un moteur puissant de motivation dans l’apprentissage des matières scolaires. Le système de récompense passant moins par l’aspect social des relations que par les intérêts spécifiques, il peut être intéressant de capter l’intérêt de l’enfant pour un exercice de mathématiques en adaptant l’énoncé par rapport à son l’intérêt spécifique. Par exemple, pour un enfant qui serait passionné par les trains, des exercices scolaires peuvent être orientés autour de ce sujet en adaptant la consigne. Adapter certains exercices scolaires aux intérêts de l’enfant demandera au professeur d’être plutôt flexible dans ses méthodes d’enseignement, mais cela améliorera la motivation et la capacité de concentration de l’enfant autiste.

Pour les adultes, les connaissances accumulées dans un domaine peuvent être reconnues comme des compétences valables sur le marché de l’emploi. En effet, le degré d’expertise atteint par les personnes autistes dans leur domaine d’intérêt spécifique ainsi que l’enthousiasme dont ils peuvent faire preuve en parlant de ce sujet peut intéresser les employeurs et mener à une embauche.

Pour les enfants et les adultes, partager un sujet d’intérêt spécifique avec une autre personne, autiste ou non autiste, peut être une bonne occasion de se lier avec autrui. Cela permet aux personnes qui le souhaitent d’avoir plus de relations sociales et d’améliorer leurs compétences dans ce domaine. Ces relations peuvent prendre la forme d’une relation amicale ou même évoluer en relation amoureuse autour d’une passion commune.

Déjà en 1944, Hans Asperger écrivait à propos des enfants autistes qu’il avait observé :

We see here something that we have come across in almost all autistic individuals, a special interest which enables them to achieve quite extraordinary levels of performance in certain areas.

Hans Asperger

Traduction libre : nous voyons ici quelque chose qui revient chez presque toutes les personnes autistes, un intérêt spécifique qui leur permet  d’acquérir des niveaux tout à fait extraordinaires de performance dans certains domaines.

Vous pouvez retrouver ici une bande dessinée humoristique du projet Chatounets à ce sujet, et ici une courte vidéo qui résume cette page.


Sources :

Asperger’s syndrome : the complete guide, Tony Attwood, 2007, Jessica Kingsley Publisher

Comprendre les personnes autistes de haut niveau, Peter Vermeulen, 2013, Dunod

Autistic psychopathy in childhood, Hans Asperger, 1944